Ocre Rousse - Solitaire

Il y a très longtemps, son clan vivait à Nulle Part, au-delà de la Caverne Sans Fond. Il y a longtemps, son clan craignait des Deux-Pattes féroces armés de bâtons-de-mort. Il y a très longtemps, son clan avait fui à travers la Caverne Sans Fond pour trouver une nouvelle terre. Mais il y avait déjà des Loups en cette terre, et son clan était trop faible pour la disputer âprement à ces Meutes. Alors il s'était caché dans les Terres Neutres, survivant, prospérant, de générations en générations. Pour ces Meutes, ils étaient des Solitaires, mais son clan ne se concevait pas comme ça.

Quand elle était louveteau, Petite Rousse avait un père, une mère, des grands-parents, des cousins, même une fratrie lors de ses premières nuits. Elle n'était pas une Solitaire. Mais Boule de Soleil avait été emporté par un aigle ; sa fourrure dorée avait attiré l’œil du rapace avec trop de tentation. Et Pattes de Miel s'était noyée dans le Lac de la Trêve lors d'un jour orageux où elle s'était égarée. Il n'était resté que Petite Rousse, le trésor de ses parents. Ils portaient de grands espoirs sur elle. Le clan s'était nettement amoindri après plusieurs hivers rigoureux. Des Anciens, il ne restait que la très vieille Grande-Sage Qui Voit. Petite Rousse avait toujours trouvé ce nom étrange car les saisons avaient volé les yeux de Grande-Sage Qui Voit mais la Louve voyait par son expérience et sa sagesse. Elle l'avait abreuvée de contes et d'histoires.

Avec Grande-Sage Qui Voit, Petite Rousse avait chassé les rennes du Grand Froid, les élans aux féroces sabots, les rois bisons des plaines, les lapins dans leur terrier, les oiseaux qui s'égaraient sur le sol, et moult autres proies, grandes ou petites. Grande-Sage Qui Voit lui avait aussi appris l'histoire du clan, jusqu'à ses origines. A elle seule, Grande-Sage Qui Voit lui avait par la suite enseigné ce que sa mère, Belle Rayonnante, avait refusé de lui apprendre. C'est qu'elle était devenue la dépositaire de leurs savoirs de guérison. Mais Belle Rayonnante ne voulait pas qu'elle sache tuer avec les plantes. Grande-Sage Qui Voit avait plus d'expériences, des bonnes comme des mauvaises, et elle avait vu avant tout le monde que Petite Rousse ne serait jamais grande et puissante, et qu'elle aurait besoin de l'aide cruelle des herbes.

Puis Grande-Sage Qui Voit n'avait plus jamais vu, plus jamais raconté d'histoire, plus jamais appris à la petite Louve. Elle avait fermé ses yeux aveugles, avait couché sa vieille carcasse, et s'était laissée glisser dans son dernier sommeil. Petite Rousse avait hurlé des nuits durant sa vieille amie, son mentor, sa grand-mère. Puis elle avait tourné les pattes vers son avenir et la fin de son apprentissage avec Belle Rayonnante. C'était à ce moment-là que son père, Grondement de Tonnerre, l'avait pris sous sa patte bienveillante pour lui apprendre à se défendre. Il était grand, gris d'orage, une montagne de muscles, alors qu'elle était petite, gracile, vive et rousse comme Belle Rayonnante. Mais Grondement de Tonnerre savait comment enseigner à chaque Loup ses forces et ses faiblesses, il était sage et patient, et sut la préparer à affronter les nombreux combats de sa vie.

Il n'y avait pas de louveteaux de son âge mais elle n'oublia pas de jouer avec les corbillons du clan des Becs Rieurs. Cette grande famille de corbeaux vivait avec son clan depuis des générations et des générations avant la naissance de Grande-Sage Qui Voit. Elle appréciait beaucoup Plumage Scintillant et Bec de Tempête, deux corbillons nés la même lune qu'elle. Depuis des saisons, les corbeaux et les Loups vivaient dans l'harmonie de l'entraide : les corbeaux repéraient les carcasses et alertaient les Loups du danger, les Loups éventraient pour eux les carcasses, les laissaient en prendre une part et nourrissaient leurs corbillons.

Tout allait donc pour le mieux et l'espoir régnait parmi le clan. Puis un Solitaire, un vrai, de ceux qui sont chassés d'une Meute, trouva leur tanière. Il leur fit de belles grimaces inspirant la confiance et Grondement de Tonnerre l'accueillit chez eux. C'est qu'ils avaient besoin de forces nouvelles. Il n'y avait plus que Petite Rousse, Belle Rayonnante, Grondement de Tonnerre et les deux cousins, Cœur Orageux et Œil du Cyclone, les fils de Grognement d'Orage, le frère de Grondement de Tonnerre, qui s'était fait éventrer par un grand cor. Ce Solitaire, dont elle ne voulait plus jamais se rappeler le nom, les aida dans un premier temps. Mais il lui déplaisait d'obéir aux ordres, pourtant sages, de son père. Il ne voulait plus suivre de règles. Une nuit de folie, il tua Grondement de Tonnerre, hurlant qu'il n'avait pas quitté sa Meute pour suivre de nouvelles règles. Il fut sauvagement déchiqueté par la fureur de Cœur Orageux et d'Œil du Cyclone.

Cette nuit-là, Belle Rayonnante cesse de rayonner et de guérir. Petite Rousse prit le relais et devint Ocre Rousse, et se rappela les enseignements de Grande-Sage Qui Voit. Le Solitaire, qui s'était enfui, avait survécu à ses blessures. Ne voulant pas risquer leurs deux chasseurs, Belle Rayonnante avait refusé qu'ils le pourchassent. Ocre Rousse y était allée sans son autorisation. Elle lui avait fait les yeux doux, lui présentant ses pattes roussies par l'ocre qu'elle utilisait dans ses cataplasmes. Il avait baissé sa garde ; ses baumes étaient enduits d'aconit Tue-Loup et il n'avait pas manqué de lécher ses blessures. Ocre Rousse n'était même pas restée regarder son agonie. Elle ne voulait pas le faire souffrir, seulement protéger son clan.

En vain, semblerait-il. Un autre hiver vigoureux emporta Belle Rayonnante, qui ne voulait de toute façon plus vivre sans Grondement de Tonnerre. Cœur Orageux et Œil du Cyclone partirent dans un murmure d'excuses chercher un meilleur avenir ailleurs ; Ocre Rousse resta sur les anciennes terres de son clan, avec les Becs Rieurs. Puis, un jour de tempête, elle trouva sur son territoire un autre Solitaire. Elle pensa un moment à le tuer mais le mâle était déjà en piteux état. Il se mourrait dans sa fièvre, la moitié du visage déchiqueté. Elle voulait le laisser là, car la nature ferait le reste et elle n'aurait pas à se soucier de lui, mais le mâle avait alors ouvert son œil unique pour la dévisager avec le feu de la vie. Touchée au cœur par cette détermination, Ocre Rousse l'avait soigné du mieux qu'elle pouvait, sans réussir à amoindrir l'horrible cicatrice qu'il garda de sa blessure.

Il s'appelait Suie et était aussi noir que la nuit. Les Becs Rieurs l'avaient déjà adoptés et un des frères de Plumage Scintillant et Bec de Tempête le suivait partout. Ocre Rousse ne savait pas comment il s'appelait mais Suie le nommait Tas-de-Puces et le supportait ; ils étaient même drôles tous les deux, à se chamailler. La Louve savait qu'elle se consumait d'amour pour ce mâle mais il ne la regardait pas autrement que pour ses compétences de guérisseuse. Et c'était tant mieux, selon sa raison. Ocre Rousse avait eu une aventure avec un autre Solitaire, en une nuit de folie douce, sans que rien n'advienne ; elle avait compris qu'elle n'aurait jamais de petits. Et Suie désirait sa propre Meute. Il aurait besoin d'une compagne pour lui donner une descendance. Mais son espoir restait vivace. Au moins pouvait-elle rester à ses côtés en tant que « soigneuse » ; elle ne pouvait guère être aussi efficace que ces Guérisseurs qu'il avait connu dans sa Meute. Elle l'observerait réaliser son rêve, ou le sauverait de la mort.